Appellation contrôlée: tout un casse-tête

Violaine Ballivy
La Presse

«Paysan», «fumé à l’ancienne», «traditionnel», «fermier»… Du jambon en passant par le fromage et la confiture, les allées des épiceries du Québec regorgent de produits qui affichent fièrement un attachement au terroir… mais qui laissent souvent le gourmet pantois. Petit mode d’emploi pour s’y retrouver, entre les appellations encadrées par la loi et les stratégies publicitaires.

Quand vient le temps de faire l’épicerie, les Français ont le choix entre plus de 800 produits dont l’appellation est contrôlée par l’État pour encourager les artisans de leur terroir. Combien sont offerts aux Québécois à l’heure actuelle? Un seul. Mais préparez votre liste d’épicerie: la donne devrait changer sous peu.

Près de 20 ans après l’adoption de la première législation québécoise – et nord-américaine! – en matière d’appellations, l’agneau de Charlevoix est encore à ce jour le seul produit protégé par une appellation d’origine délivrée par Québec (hormis ceux certifiés par la filière biologique). La Suisse en comptait déjà une trentaine 10 ans après l’entrée en vigueur de son cadre réglementaire, adopté la même année que celui du Québec. Onze ans après le dépôt du «rapport Desjardins» consacré à la question, la chef Anne Desjardins est «déçue», mais «pas surprise» de la situation. «Le processus est long, complexe et coûteux», explique-t-elle, et la culture est encore peu implantée au Québec. «En France, cela fait depuis le XIXe siècle qu’il y a des appellations, dans le Bordelais!», rappelle-t-elle.

Or, les choses bougent plus rapidement depuis quelques mois. Six produits vont vraisemblablement se joindre sous peu au club très sélect de l’agneau de Charlevoix. Leurs dossiers sont à l’étude du Conseil des appellations réservées et des termes valorisants (CARTV), mais la plupart ont déjà franchi les étapes les plus importantes et n’attendent plus que le feu vert du ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (ou presque).

Rémy Lambert, professeur à la faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval et auteur de plusieurs recherches sur le sujet, y voit enfin le signe tant attendu d’une percée. «Il y a enfin un regain d’intérêt, et je m’attends à ce qu’il y ait un effet boule de neige dans les prochaines années et que l’on voie une hausse du nombre de dossiers.»

La présidente-directrice générale du CARTV, Anne-Marie Granger Godbout, n’en attend pas moins. «L’outil [législatif] est jeune, encore très peu connu et très peu utilisé», dit-elle.

De l’aveu même d’Anne-Marie Granger Godbout, le cahier de charges requis pour la certification biologique – un monstre! – n’aide pas. Plusieurs producteurs sont intimidés par la complexité des contrôles et hésitent à se lancer dans une aventure similaire pour une appellation territoriale. «Ce n’est pas facile pour les participants, qui ne réalisent pas toujours qu’ils doivent mettre sur la table leur «recette», car le cahier de charges est public. Une fois que l’appellation est reconnue, quiconque peut demander à l’utiliser. Ce n’est pas un club fermé», précise Anne-Marie Granger Godbout.

Termes valorisants

Du travail, il y en a aussi beaucoup à faire du côté des «termes valorisants», second volet de législation très peu utilisé lui aussi, qui permettrait de définir et d’encadrer l’utilisation des qualificatifs (plutôt que des noms) donnés aux produits – par exemple: «à l’ancienne», «traditionnel», «fermier». Regardez bien, par exemple, l’étiquette du pâté que vous avez acheté pour le brunch. Il est fait au Québec, il porte la mention «paysan», mais cela ne signifie pas qu’il ait été préparé par un paysan, pas plus qu’il n’a été préparé à la campagne. En fait, il pourrait très bien avoir été fabriqué dans une usine sur un boulevard industriel.

En effet, le terme «paysan» ne fait l’objet d’aucune protection en vertu de la législation québécoise – pas plus que les autres termes très populaires liés à la notion de terroir.

«La population tient pour acquis que ces termes sont protégés, mais ce n’est pas le cas», confirme la présidente du CARTV, Anne-Marie Granger Godbout. «On sait que des produits « paysans » sont faits par des industriels, et je les comprends de les présenter comme tels: ça fait vendre.»

Or, il est déjà trop tard pour encadrer l’utilisation des plus populaires, souffle-t-on dans plusieurs milieux. «Cela fait tellement longtemps que le mot « paysan » est surutilisé: ce n’est peut-être plus celui qui a le plus de sens pour le consommateur», dit Lucie Gionet, responsable du dossier à l’Union des producteurs agricoles (UPA). «Il faudrait faire des efforts considérables pour convaincre le consommateur que le produit qui porte la mention « paysan » est réellement différent.»

La piste à suivre serait donc plutôt celle des termes plus spécifiques. L’Association des fromagers artisans du Québec étudie ainsi la possibilité de faire une demande pour le terme «fermier», qui s’appliquerait alors seulement aux fromages fabriqués avec le lait produit dans la même ferme, peu importe le type de lait et la région. «On veut faire en sorte que les industriels ne puissent plus donner l’impression que leurs produits sont faits par de petits artisans», explique le président de l’Association, Louis Arsenault. Mais là encore, les choses ne sont pas si simples: que faire d’un fermier dont la fromagerie et le troupeau sont séparés par une vingtaine de kilomètres? Et d’une industrie qui achèterait un troupeau dont elle transformerait le lait dans son usine?

Pour la chef Anne Desjardins, il y a aussi des améliorations à faire sur le plan de l’étiquetage de la provenance des produits frais. «On a maintenant beaucoup de données nutritionnelles, mais on a encore du mal à savoir d’où viennent les légumes au supermarché», déplore-t-elle.

Comme Claire Bolduc, de Solidarité rurale du Québec, elle conseille vivement aux clients de réclamer à l’épicerie des produits locaux, quitte à restreindre leurs achats jusqu’à ce qu’ils soient offerts. «Quand je choisis mes tomates, je dis haut et fort que je choisis celles du Québec et pas celles du Mexique pour sensibiliser les autres», dit Mme Bolduc. Il y a encore beaucoup d’éducation à faire auprès du client, ajoute-t-elle. «Avoir une appellation, ce n’est pas une solution miracle, confirme Anne-Marie Granger Godbout. Encore faut-il la faire connaître.»

Lexique

AO

Un produit ne peut être protégé par une «appellation d’origine» (AO) que si ses caractéristiques distinctives sont directement liées à son origine géographique, et que toutes les opérations essentielles à sa fabrication sont faites dans cette région. Aucun produit québécois ne possède cette appellation.

IGP

L’indication géographique protégée (IGP) est plus souple que l’AO: elle suppose qu’au moins une des qualités du produit découle de sa région géographique et qu’une des étapes de fabrication s’y déroule, mais pas toutes. L’agneau de Charlevoix est le seul produit québécois ainsi classé.

AS

Les produits protégés par une appellation relative à une spécificité (AS) peuvent être fabriqués partout au Québec, mais possèdent au moins une caractéristique qui les distingue nettement des autres produits de la même catégorie. Les fromages de race de vache canadienne ont fait une demande d’AS liée à la race particulière des vaches fournissant le lait utilisé.

AST

L’appellation de spécificité peut être dite de «tradition» (AST), ce qui suppose que le produit est obtenu selon un mode de production ou de transformation traditionnel. Une appellation du genre est à l’étude pour la volaille Chanteclerc.

ASP

L’appellation de spécificité peut être dite «de production» (ASP) lorsque le mode de production du produit requiert des exigences supérieures à celles en vigueur dans la réglementation courante. Le vin de glace, le cidre de glace et le maïs sucré de Neuville sont en attente d’une ASP.

Marque de commerce

De responsabilité fédérale, la marque de commerce est l’outil le plus utilisé pour protéger un produit: elle comprend un mot ou des symboles qui deviennent alors la propriété exclusive d’une entreprise dans tout le pays, et parfois un signe distinctif, comme la forme triangulaire de l’emballage du chocolat Toblerone.

Label de provenance

Les labels de provenance ne sont pas régis par le CARTV et assurent aux consommateurs certaines spécifications concernant leur origine territoriale. Par exemple, le plus connu de tous, Aliments Québec, certifie que les aliments portant ce logo sont soit entièrement produits au Québec, soit composés d’un minimum de 85% d’ingrédients d’origine québécoise – dont les principaux – et que toutes les activités de transformation et d’emballage sont réalisées ici.

Les appellations réservées au Québec

L’agneau de Charlevoix

C’est au terme d’un long combat que la première – et unique à ce jour, exception faite du biologique – appellation réservée a été attribuée à un aliment du Québec, en 1999. Or, un agneau élevé dans Charlevoix n’est pas d’emblée un «agneau de Charlevoix». Pour respecter l’appellation, il doit impérativement être né puis élevé dans la région; son alimentation de base ne doit comporter que des céréales produites localement, comme l’orge, l’avoine et du foin cultivé par les éleveurs eux-mêmes (il ne mange donc pas de maïs, puisque la région n’en produit pas, ni de moulées); il doit vivre en bergerie de sa naissance à la fin de son engraissement; sa reproduction doit suivre le rythme naturel des brebis. En 2013, ces bêtes à la chair délicate, légèrement rosée et faible en gras, ont été exclusivement mises en marché dans leur région d’origine.

Fromage de vaches de race canadienne

Développée au XVIIe siècle à partir de bovins importés en Nouvelle-France de la Bretagne et de la Normandie, la vache canadienne est la seule de sa race propre à l’Amérique du Nord. Mais alors qu’on en comptait 300 000 spécimens au XIXe siècle – elle dominait alors le secteur laitier au Québec – , elle a depuis été éclipsée par ses rivales plus productives. Il n’en resterait plus qu’un millier aujourd’hui, dont à peine 250 femelles «pure race». Craignant sa disparition, des fermiers de Charlevoix et des Îles de la Madeleine se sont unis pour demander une appellation protégée pour les fromages fabriqués avec son lait, réputé pour sa forte teneur en protéines et en gras. Il n’en existe à l’heure actuelle que quatre: le Pied de vent et la Tomme des Demoiselles, de la fromagerie du Pied-de-Vent, aux Îles de la Madeleine, de même que L’Origine et le 1608, de la Laiterie de Charlevoix. L’appellation pourrait être officialisée d’ici la fin de l’année.

Le cidre de glace du Québec

L’essor récent du cidre de glace a incité ses producteurs à se réunir pour mieux définir les balises de cette création québécoise et demander une indication géographique protégée, qui devrait leur être accordée sous peu. Trois raisons justifient la protection de ce savoir-faire, selon le CARTV: son lien avec l’histoire de la pomiculture du Québec, puis avec le développement cidricole, et le fait que la technique de concentration des sucres dans la pomme et le jus à l’aide du froid naturel a été mise au point ici. Les ventes nettes de cidre de glace du Québec à la SAQ s’élevaient à 5,6 millions l’an dernier. Produire un litre de cidre de glace nécessite de quatre à cinq fois plus de pommes que la plupart des autres cidres, soit environ 9,5 kg.

Le vin de glace du Québec

L’appellation protégée «Vin de glace du Québec» a franchi une étape importante le 6 juin dernier avec le lancement d’une consultation publique de 45 jours, l’une des dernières formalités avant l’approbation finale. Une trentaine de vignerons du Québec produisent actuellement cet alcool, dont les particularités reposent essentiellement sur les cépages utilisés et sur notre climat si particulier, dont les alternances de gels-dégels permettent de concentrer les sucres et les saveurs par dessiccation. Le cahier de charges précise entre autres que le vin de glace du Québec peut être rouge ou blanc, mais ses raisins doivent avoir gelé naturellement sur la vigne et avoir été pressés dans cet état à une température extérieure ne dépassant pas -8 °C.

Le maïs sucré de Neuville

Cultivé depuis 1668, le maïs de Neuville s’est taillé la réputation, au XXe siècle, d’être l’un des meilleurs – c’est-à-dire les plus tendres, sucrés et juteux après cuisson – de toute la province. Un statut assez enviable pour être usurpé à l’occasion, ce qui explique que la dizaine de producteurs se soient mobilisés pour obtenir une protection de l’indication géographique. Ils affirment que les techniques de culture, le microclimat et les spécificités du sol de Neuville donnent à leur maïs des caractéristiques uniques dans la province, des arguments auxquels le CARTV est sensible, puisqu’il étudie actuellement leur demande.

Biologique

L’appellation biologique au Québec est la plus utilisée de toutes: près de 1350 entreprises possèdent l’autorisation de commercialiser des aliments avec la mention «bio». L’an dernier, 460 visites d’inspection ont été effectuées au Québec, qui ont mené à l’ouverture de 158 dossiers de non-conformité. Le respect de l’utilisation des appellations réservées au Québec est sous la responsabilité d’une inspectrice du CARTV et de certificateurs accrédités par cet organisme.

Source : https://www.lapresse.ca/vivre/gourmand/cuisine/terroir/201407/03/01-4780749-appellation-controlee-tout-un-casse-tete.php

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